Entretien avec Jean-Paul de Gaudemar

Le 27 août 2019

Entretien avec Jean-Paul de Gaudemar, recteur de l’Agence universitaire de la Francophonie

Entretien réalisé en août 2019.

 

1 – Quel bilan pensez-vous pouvoir tirer, pour la francophonie, de cette institutionnalisation ?

Une précision peut-être d’abord. De quelle francophonie parle-t-on ? S’il s’agit de ce qu’il est convenu d’appeler les opérateurs, au premier chef desquels l’opérateur politique qu’est l’OIF, oui, on peut parler d’institutionnalisation. Surtout si l’on se réfère à ce cinquantenaire qui est celui de l’OIF, mais pas celui des autres opérateurs.

Cette institutionnalisation a incontestablement des aspects positifs. Elle a en effet inscrit la francophonie dans le paysage politique international et consolidé son rôle dans la résolution de certaines situations difficiles sur le plan politique ou institutionnel. Le fait de voir venir à elle de nombreux pays ou d’être souvent sollicitée par de nombreux organismes témoigne également d’une attractivité croissante qui a sans doute d’autres ressorts que la seule question linguistique.

Mais cet élargissement constant soulève aussi des questions nouvelles qui sont au cœur, me semble-t-il, de la réflexion engagée par la nouvelle Secrétaire générale élue au Sommet d’Erevan en 2019.

Pour les autres opérateurs de la Francophonie, la question se pose, me semble-t-il, dans des termes un peu différents. Ainsi pour l’AUF, parler d’institutionnalisation est un peu étrange car depuis qu’elle existe (58 ans en 2019), elle a toujours rassemblé des institutions, les établissements d’enseignement supérieur et de recherche. Mais il est vrai que son statut d’association de droit québécois ne lui confère pas la stature d’une organisation internationale, même si des accords de siège dans plusieurs pays l’y assimilent de fait. En ce sens, la reconnaissance de l’AUF comme opérateur de la Francophonie à la fin du siècle dernier lui a conféré une dimension institutionnelle qu’elle n’avait pas au préalable. Cela a indéniablement renforcé sa capacité d’influence et, probablement en partie, accru son attractivité. Les contacts réguliers et nombreux que ce statut lui a offerts lui permettent non seulement de participer activement à la vie de la francophonie institutionnelle mais également de donner à certaines de ses actions une portée plus grande.
 

2 – Quelle est la place que l’Agence universitaire de la Francophonie s’est vue reconnaitre au sein de la Francophonie institutionnelle ?

 

J’ai en partie répondu dans la question précédente quant à cette place. L’AUF est en effet, depuis maintenant une vingtaine d’années, reconnue comme l’un des opérateurs de la Francophonie institutionnelle (ou Francophonie) aux côtés de l’OIF, de TV5-Monde, de l’AIMF et de l’Université Senghor. Tout en gardant l’indépendance que lui confère son statut associatif propre et qui lui permet de conduire une stratégie spécifique adaptée aux besoins de ses membres, elle bénéficie de cette reconnaissance institutionnelle de deux manières au moins. D’une part, elle participe de manière régulière et active aux travaux de la Francophonie, notamment ses instances officielles, CPF, CMF et Sommets et donc à toutes les réflexions en cours sur le nouveau cours à donner à cette Francophonie. D’autre part, elle peut mettre au service de ses actions cette dimension institutionnelle pour en élargir la portée. Ainsi par exemple, les réunions IDNEUF qui réunissent annuellement les ministres francophones de l’enseignement supérieur autour du développement du numérique dans l’espace universitaire francophone ont pris un poids politique important grâce au soutien sans réserve apporté par l’OIF et la Secrétaire générale de la Francophonie à leur déroulement, donnant à leurs résultats et décisions associées de meilleures chances d’être mis en œuvre avec succès.

 

3 – Au regard de ce qui s’est fait depuis cinquante ans, comment pouvez-vous vous imaginer le domaine dans lequel vous intervenez, qui se trouve être en pleine mutation (l’université, l’enseignement et la recherche) dans une cinquantaine d’années ?


Une telle prospective longue est difficile à tracer. Pour autant, on peut inférer de ce qui s’est passé ces vingt ou trente dernières années quelques exigences fortes pour le monde universitaire francophone. En effet, ce qui s’est passé correspond à une véritable explosion démographique étudiante portée pour l’essentiel par les pays en émergence. La réalité des taux de scolarisation dans l’enseignement supérieur (quelle qu’en soit la forme) est aujourd’hui à des niveaux quantitatifs que l’Europe et la plupart des pays développés ne connaissaient pas il y a un demi-siècle (et notamment à la naissance de l’AUF). De là des enjeux considérables pour donner à cette expansion sans précédent les bases qualitatives indispensables à son rôle sociétal. Ces bases sont celles qui fondent la stratégie de l’AUF adoptée à son AG de 2017 à Marrakech. 
 
Trois enjeux majeurs la dominent : celui de la qualité dans l’enseignement lui-même, dans la recherche, dans la gouvernance des établissements ; celui du devenir professionnel et social des diplômés ; celui de la capacité de l’enseignement supérieur et de la recherche d’assumer le rôle décisif attendu dans le développement. Tous ces enjeux impliquent des réponses nouvelles de la part des politiques publiques nationales ou internationales qui manquent encore dans de très nombreux pays membres de la Francophonie. Pour l’AUF, ces questions prennent une dimension d’autant plus importante que ses membres (presque un millier aujourd’hui) appartiennent à 115 pays différents, soit une échelle géographique encore plus large que celle de la Francophonie institutionnelle.

Le deuxième défi, celui du devenir professionnel et social des diplômés est probablement le plus explosif dans les décennies à venir, notamment dans les parties les moins développées du monde francophone, en particulier en Afrique. S’il n’est pas relevé suffisamment et suffisamment tôt, en pleine cohérence avec des politiques renouvelées de co-développement, cela pourrait engendrer de très graves conflits sociaux comme on en voit hélas déjà les prémisses dans de nombreux pays. J’espère que la mise en place des bonnes stratégies pour répondre à tous ces défis ne prendra pas cinquante ans mais je suis certain que ces questions y seront dirimantes.

 

4 – La Francophonie peut s’inspirer de modèles ou d’expériences fructueuses dans d’autres espaces linguistiques ou régionaux. Y a-t-il, dans le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche, une initiative que vous souhaiteriez particulièrement « importer » en Francophonie, ou une innovation que vous estimez indispensable ?


La francophonie universitaire ne peut évidemment vivre en vase clos. Certes, notre rôle associatif premier est de faire circuler les expériences et savoir-faire au sein de notre réseau propre. Cela a conduit déjà à d’excellents résultats, la mise en réseau de nombreux établissements ayant permis la constitution de consortia capables de répondre de manière efficace à de nombreuses questions grâce à la mutualisation de l’expertise. Mais pour autant, tout riche que soit le monde universitaire francophone, il ne peut faire fi de ce que peuvent lui apporter les autres espaces linguistiques ou culturels. Ne serait-ce que parce que la science ne saurait connaître de frontières. Autant la langue française est un levier facilitateur considérable pour la vie associative au sein du monde universitaire francophone, autant elle ne saurait être un frein à d’autres formes de coopération internationale. D’autant que les autres univers culturels connaissent des défis universitaires très semblables à ceux de la francophonie ! C’est le sens des initiatives prises ces dernières années par l’AUF en direction des autres grandes associations internationales de l’enseignement supérieur et de la recherche à l’échelle mondiale, notamment l ’AIU et l’ACU (son équivalent au sein du Commonwealth). Outre le partage de réflexions stratégiques et d’actions d’influence conjointe auprès de grandes organisations internationales (comme tout récemment auprès de l’ONU), nous préparons des projets communs, notamment dans le domaine de l’employabilité et de l’entreprenariat, domaine dans lequel le monde universitaire d’influence anglo-saxonne a probablement quelques longueurs d’avance.

À travers de telles démarches, on voit à la fois ce dont la Francophonie peut s’inspirer mais aussi le rôle « meneur » qu’elle peut jouer au sein du monde universitaire à l’échelle mondiale.
 

5 – Le monde, ces dernières années, connaît de profonds bouleversements. Des enjeux (la paix, les révolutions technologiques, le réchauffement climatique, le développement des inégalités) constituent des défis considérables. Quel peut être le rôle de la Francophonie face à ces enjeux ? Une « communauté linguistique » a-t-elle, face à ces défis, une utilité ?


Oui, bien sûr, la Francophonie peut et doit jouer un rôle face à ces différents défis. Son rôle de médiation dans de nombreux conflits, la part qu’elle a su prendre dans le développement du numérique ou dans les différentes conférences internationales sur le climat en sont déjà des témoignages éloquents. Mais elle peut aller beaucoup plus loin. D’abord en croyant davantage en elle-même et en se souvenant qu’elle n’est pas seulement une communauté linguistique. Elle est tout autant une communauté de valeurs et d’aspirations auxquelles la langue apporte un concours précieux mais qui ne saurait être considéré comme la fin première de l’action commune.

Croire davantage en elle-même, c’est d’abord être mieux consciente de ses forces et faiblesses, de son expertise véritable et de ses cibles prioritaires. Ce n’est déjà pas si simple pour le domaine plus limité de l’enseignement supérieur et de la recherche. Cela l’est encore moins pour une Francophonie toujours aspirée vers des champs larges.

 


Télécharger l’entretien au format pdf.


Nos remerciements sincères à Jean-Paul de Gaudemar d’avoir répondu à nos questions sur l’institutionnalisation de la Francophonie.